La main tendue
La petite sonnerie mélodieuse fut aussitôt suivie par la voix
neutre et métallique du roboréceptionniste :
- Son Excellence Valka Vahino, Envoyé Extraordinaire de la Ligue de Cundaloa
auprès de la Confédération de Sol !
Les Terriens se levèrent poliment à son entrée. En dépit des conditions de pesanteur
et de température beaucoup plus rudes sur la Terre, il se déplaçait avec cette
aisance gracieuse caractéristique de sa race, et beaucoup parmi les Humains ne
manquèrent pas d'être une nouvelle fois impressionnés par l'image de beauté qu'offrait
le peuple issu de cette race.
Car on pouvait bien parler de peuple : les habitants de Cundaloa avaient en effet
ce qu'il fallait d'humanoïde, du point de vue physique et mental, pour justifier
cette désignation. Leurs différences d'avec les Humains de pure souche étaient
relativement mineures et, en fait, ils alliaient le charme et l'exotisme souvent
propres à ce qui est étranger à cette impression rassurante qu'ils donnaient
de ne pas être fondamentalement autres.
Ralph Dalton laissa errer son regard sur l'ambassadeur. Valka Vahino était très
représentatif de sa race, race constituée par des mammifères humanoïdes, bipèdes,
avec un visage très proche de celui de l'Homme, dont il se distinguait seulement
par l'extraordinaire finesse des traits, des pommettes placées très haut et
d'immenses yeux noirs. Vahino était également un peu plus petit qu'un Terrien,
plus mince, et se mouvait avec cette incomparable souplesse de mouvements silencieuse,
féline. De longs cheveux d'un bleu brillant, qui encadraient un front très large
et tombaient sur ses épaules étroites, faisaient un contraste particulièrement
tranché, mais agréable à voir, avec la riche couleur dorée de sa peau. Il portait
le traditionnel costume d'apparat de Luai, en vigueur sur Cundaloa - éclatante
tunique argentée, cape pourpre d'où semblaient s'échapper, dans un scintillement
pareil à celui d'étoiles fugitives, de petites étincelles de métal; bottes en
cuir souple lamé, d'or. Sa main fine à six doigts tenait le bâton minutieusement
sculpté, symbole de sa fonction, qui était les seules lettres de créance que
lui avait remises sa planète.
Il s'inclina, dans un geste ondoyant qui ne portait aucun témoignage de servilité,
et prit la parole dans un excellent terrien ou perçait simplement un peu de l'accent
chantant, mélodieux de sa langue natale :
- La paix soit sur vos demeures! La Grande Maison de Cundaloa adresse son salut
et ses vœux les plus bienveillants à ses frères de Sol. Son humble membre Valka
Vahino parle en son nom en ami.
Quelques Terriens esquissèrent un salut d'un air embarrassé. La traduction de
ce préambule devait donner quelque chose d'assez maladroit, pensa Dalton; pourtant
la langue de Cundaloa était l'une des plus belles de toute la Galaxie.
Lui-même répondit, en s'efforçant d'observer la même gravité cérémonieuse :
- Salut et bienvenue. La Confédération de Sol reçoit le représentant de la Ligue
de Cundaloa en toute amitié. Ralph Dalton, Président de la Confédération, parle
en ce moment au nom du peuple du Système Solien.
Après quoi il leur présenta ses collaborateurs : ministres, conseillers techniques,
membres de l'État-major des Armées, soit au total une assemblée assez importante.
On pouvait considérer que l'essentiel de la puissance et de l'influence du Système
Solien était représenté ici.
Dalton acheva son préambule :
- Ceci est une conférence préliminaire officieuse portant sur les propositions
d'ordre économique faites récemment à votre gouv... à la Grande Maison de Cundaloa.
Elle n'a aucune portée officielle, mais, du fait qu'elle est télévisée, je crois
pouvoir dire que l'Assemblée Solienne se déterminera sur la base de ce qui aura
été débattu dans le cadre de réunions comme celle-ci.
- Je le comprends et estime également que c'est une excellente idée.
Vahino attendit que les autres se fussent assis avant de prendre
à son tour un fauteuil.
Il y eut un temps mort. Les yeux n'arrêtaient pas de se porter vers la pendule
au mur. Vahino était arrivé très exactement à l'heure fixée, songeait Dalton,
mais Skorrogan, de Skontar, était en retard. C'était un manque de tact de sa
part, mais les habitudes des Skontariens étaient notoirement déplorables, aux
antipodes en tout cas de l'aimable courtoisie des Cundaloiens; laquelle n'était
nullement synonyme de faiblesse.
S'ensuivit alors, pour meubler ce temps mort, un échange de propos anodins tournant
autour des impressions d'ordre touristique de Vahino. En fait, l'ambassadeur
avait eu l'occasion de visiter le Système Solien à plusieurs reprises au cours
de la dernière décennie, ce qui n'avait rien de surprenant, compte tenu des liens
économiques étroits qui unissaient sa planète à la Confédération. Il y avait
de nombreux étudiants Cundaloiens dans les universités terriennes et, avant la
guerre, s'était développé un trafic important entre Sol et Avaiki. Ce trafic
reprendrait certainement très bientôt, si notamment les dommages dus à la conflagration
étaient réparés et...
- Il est évident, dit Vahino en souriant, que l'ambition de tout jeune anamai,
de tout jeune homme de Cundaloa, est de se rendre sur Terre, quand ce ne serait
qu'à titre purement touristique. Ce n'est pas simple flatterie de notre part
que de dire que notre admiration pour vous et l'œuvre que vous avez accomplie
est sans bornes.
- Cette admiration est réciproque, répondit Dalton. Votre culture, votre art,
votre musique, votre littérature, tout cela rencontre un vaste engouement dans
tout le Système Solien. De fait, beaucoup de monde, et pas seulement parmi les
écoliers, apprennent le Luaien uniquement pour le plaisir de lire le Dvanagoa-Epai
dans le texte. Les chanteurs cundaloiens, de l'artiste de concert à l'animateur
de night-club, obtiennent un succès que beaucoup de professionnels leur envient.
- Il sourit. - Vos jeunes gens ont beaucoup de mal à ne pas être trop sollicités
par nos jeunes filles; et vos jeunes filles qui séjournent ici sont submergées
d'invitations. Je présume d'ailleurs que seul le fait qu'il ne puisse y avoir
d'enfants a empêché jusque-là le nombre de mariages d'être plus élevé qu'il ne
l'est.
- Sincèrement, reprit Vahino, nous avons conscience chez nous que votre civilisation
sert de modèle à toute la Galaxie; et pas seulement parce que la civilisation
solienne est la plus avancée sur le plan technique, encore que ce facteur y
soit naturellement pour beaucoup. C'est vous qui êtes venus jusqu'à nous avec
vos vaisseaux spatiaux, votre énergie atomique, votre science médicale, entre
autres apports - mais, après tout, nous pouvons apprendre toutes ces techniques
et continuer à entretenir des relations depuis notre planète. Mais ce sont des
initiatives telles que... eh bien telles que votre proposition d'aide actuelle,
et ce, pour relever de leurs ruines des planètes situées à des années-lumière
de chez vous, en insufflant dans nos foyers votre propre génie et vos propres
ressources, alors que nous vous offrons si peu en retour, ce sont des initiatives
comme celles-là, dis-je, qui font de vous la première race de la Galaxie.
- Nos motifs ne sont pas totalement désintéressés, comme vous le savez, souligna
Dalton un peu gêné. Loin de là. Certes, nous agissons aussi par simple humanitarisme
: nous ne pourrions laisser des races si proches de la nôtre connaître le besoin
alors que le Système Solien et ses colonies ont de la richesse à revendre. Mais
le sang avec lequel a été écrite notre propre histoire nous a appris que des
projets tels que ce plan d'aide économique s'avèrent en fin de compte très profitables
à leur instigateur. Lorsque nous aurons reconstruit Cundaloa et Skontar, lorsque
nous aurons fait en sorte qu'elles produisent de nouveau, en modernisant leur
industrie retardataire et en leur enseignant notre science, elles seront en mesure
de commercer avec nous; car, après tous ces siècles, notre économie est demeurée
essentiellement mercantile. Alors également nous aurons créé un lien trop étroit
entre ces deux planètes pour que se reproduise une guerre désastreuse comme
celle qui vient de se terminer. Et elles seront désormais des alliées pour nous
contre toute culture, planète, système ou empire réellement étranger et menaçant
avec lequel nous ayons un jour à entrer en conflit.
- Prions le Très-Haut que ce jour ne vienne jamais, déclara Vahino gravement.
Nous avons connu assez de guerre.
La sonnerie retentit de nouveau, et le robot annonça de la même voix métallique
parfaitement inhumaine :
- Son Excellence Skorrogan, fils de Valthak, Duc de. Kraakahaym, Envoyé Extraordinaire
de Skontar auprès de la Confédération de Sol.
Tout le monde se leva de nouveau, peut-être un peu plus lentement cette fois,
et Dalton surprit l'expression d'hostilité sur plusieurs visages, hostilité qui
se changea tout juste en indifférence neutre au moment où le nouvel arrivant
fit son entrée. Il était évident que les Skontariens n'étaient pas très populaires
dans le Système Solien actuellement, et pour une part, ils devaient s'en prendre
à eux. Mais force était d'admettre que, dans l'ensemble, ce n'était pas de leur
faute.
Selon l'opinion la plus communément répandue, c'était Skontar qui portait la
responsabilité de la guerre avec Cundaloa. En réalité, cette thèse n'avait aucun
fondement. Un hasard malchanceux avait voulu que les deux soleils Skung et Avaiki,
qui formaient un système séparé d'une demi-année-lumière environ, aient un compagnon
que les Humains appelaient Allan, du nom de capitaine qui avait effectué la première
expédition dans ce système. Et les planètes d'Allan étaient inhabitées.
Lorsque la technologie terrienne avait pénétré sur Skontar et Cundaloa, les premiers
résultats en avaient été de faire de ces deux planètes, et en fin de compte de
ces deux systèmes, des états rivaux qui lançaient des regards envieux vers les
nouvelles planètes vertes d'Allan. Toutes deux y avaient fondé des colonies,
les sources de conflit s'étaient alors multipliées, et il y avait eu finalement
cette guerre de cinq ans qui avait dévasté les deux systèmes et s'était terminée
par une paix négociée par l'entremise terrienne. Cet affrontement avait été
un nouvel exemple de conflit entre deux impérialismes rivaux, comme il en avait
existé souvent dans l'histoire humaine avant la Grande Paix et l'avènement de
la Confédération. Les termes du traité étaient aussi équitables que possibles
et les deux systèmes étaient sur les genoux. Il leur fallait respecter cette
paix à présent, surtout à un moment où tous deux avaient un besoin impérieux
de se ménager l'aide solienne en vue de la reconstruction.
Il n'en restait pas moins que l'Humain moyen aimait bien les Cundaloiens et,
comme corollaire, détestait les Skontariens, sur qui il faisait retomber la
responsabilité du conflit. D'ailleurs, dès avant la guerre même, ils étaient
loin de jouir de la sympathie générale : leur isolationnisme, leur façon de s'accrocher
à des traditions dépassées, leur accent âpre, leur attitude arrogante et jusqu'à
leur simple apparence physique, tout plaidait contre eux.
Dalton avait eu du mal à convaincre l'Assemblée d'admettre la participation de
Skontar aux conférences sur l'aide économique. Pour y parvenir, il avait fait
ressortir que cette participation était essentielle non seulement en raison
des ressources inappréciables que Skang pouvait leur fournir en échange, particulièrement
ses minéraux, mais aussi par le fait qu'ils avaient ainsi l'occasion de se gagner
l'amitié d'un empire virtuellement puissant et jusqu'ici éloigné.
Le programme d'aide n'était encore qu'à l'état de proposition. L'Assemblée devrait
voter une loi prévoyant en détail qui bénéficierait de l'aide et à concurrence
de combien, après quoi cette loi devrait faire l'objet de traités avec les planètes
concernées. La réunion officieuse qui allait se tenir ici n'était que la première
phase de cette procédure. Mais une phase cruciale, en fait.
Dalton s'inclina cérémonieusement pour saluer le Skontarien. L'envoyé répondit
en frappant son énorme lance contre le sol, inclinant l'arme archaïque contre
le mur et tendant son fulgureur dans son étui, côté manche. Dalton le prit avec
précaution et le posa sur la table.
- Salut et bienvenue, commença-t-il comme Skorrogan ne disait toujours rien.
La Confédération...
- Merci...
La voix était dans le registre de la basse rauque, un peu métallique et avec
un très fort accent.
- Le Valtam de l'Empire de Skontar adresse son salut au Président de Sol par
l'intermédiaire de Skorrogan, fils de Valthak, Duc de Kraakahaym.
Il se dressait de toute sa taille au milieu de la salle, semblant l'emplir toute
entière de sa massive et rébarbative présence. Bien qu'habitant une planète
où la pesanteur était plus élevée et la température plus basse, les Skontariens
étaient une race d'individus de très haute taille - plus de deux mètres - et
d'une carrure si impressionnante qu'ils en paraissaient presque trapus. On pouvait
les classer dans la catégorie des humanoïdes, dans la mesure où l'on avait affaire
à des mammifères bipèdes, mais la ressemblance s'arrêtait à peu près là. Sous
un front très large et très bas et une épaisseur de sourcils inquiétante, les
yeux de Skorrogan avaient la couleur dorée et la férocité des yeux d'un faucon.
En guise de visage, un museau épaté dont la mâchoire était garnie d'une effrayante
rangée de crocs; ses oreilles étaient arrondies et plantées très haut sur le
crâne massif. Une fourrure brune très courte recouvrait son corps musculeux jusqu'au
bout d'une longue queue qu'il ne cessait d'agiter, et une crinière rutilante
encadrait sa tête et son cou. En dépit de ce qui devait être pour lui une température
tropicale, il portait les fourrures et peaux revêtues traditionnellement chez
lui lors des cérémonies officielles et une forte odeur âcre se dégageait de
sa propre peau.
- Vous êtes en retard, fit l'un des ministres sur le ton de la courtoisie forcée.
J'espère que vous n'avez rencontré aucune difficulté pour venir.
- Non, moi sous-estime temps nécessaire pour venir ici. Prière m'excuser.
En fait, il n'avait l'air nullement désolé: il se contenta de prendre le fauteuil
qui se trouvait le plus près de lui pour y installer sa masse imposante et ouvrit
sa serviette :
- Nous avons affaires à discuter, Messieurs?
- Euh... oui, en effet.
Dalton prit place au bout de la longue table de conférence :
- Encore que nous n'ayons pas à entrer dans le détail des données et chiffres
au cours de cette discussion préliminaire : nous souhaiterions simplement nous
mettre d'accord sur des points, des objectifs politiques généraux.
- Je suppose naturellement que vous voudrez une liste complète des ressources
disponibles sur Avaiki et Skang, comme sur les colonies allaniennes? dit Vahino
de sa voix douce. L'agriculture de Cundaloa et les mines de Skontar constituent
déjà une base importante pour aboutir plus tard à la nécessaire indépendance
économique.
- Ici intervient aussi l'aspect éducation, dit Dalton. Nous enverrons beaucoup
d'experts, de conseillers techniques, d'enseignants...
- Et bien entendu se posera un problème d'effectifs militaires... commença le
chef d'État-major.
- Skontar a armée à elle, l'interrompit Skorrogan sur un ton sec. Pas nécessité
de discuter cela maintenant.
- Peut-être que non, en effet, intervint le Ministre des Finances d'un air doucereux.
Sur quoi il alluma une cigarette.
- S'il vous plaît, Monsieur! - La voix de Skorrogan ressemblait carrément à un
rugissement. - Pas fumer! Vous savez que Skontariens allergiques au tabac.
- Excusez-moi !
Le Ministre des Finances écrasa sa cigarette. Sa main tremblait légèrement tandis
qu'il lançait un regard furieux à l'envoyé skontarien. Il n'y avait en effet
pas de quoi faire tant d'histoires, le système d'air conditionné chassant instantanément
la fumée. Et, de toute façon, on ne parle pas sur ce ton à un ministre ! Surtout
quand on vient lui demander une aide...
- D'autres systèmes vont être concernés, s'empressa de reprendre Dalton pour
essayer de dissiper l'atmosphère de gêne et de tension qui venait subitement
de s'instaurer. Il ne s'agit pas seulement des colonies de Sol : je suppose que
vos deux races vont s'étendre au-delà des limites de votre propre triple système,
ainsi les ressources révélées par cette nouvelle colonisation...
- Nous serons obligés, fit Skorrogan avec aigreur. Après que traité nous a volé
tout un quart planète... Aucune importance, prière m'excuser. C'est très désagréable
être assis à même table qu'ennemi quand on se souvient que, pas longtemps encore,
il était ennemi.
Cette fois le silence parut se prolonger une éternité. Éprouvant alors une sensation
de malaise presque physique, Dalton réalisa que Skorrogan venait de détériorer
irrémédiablement son image de marque. Au point que, même s'il prenait subitement
conscience de la gravité de son comportement et tâchait de faire amende honorable
- mais qui avait jamais vu un noble skontarien s'excuser de quoi que ce soit?
- il serait de toute façon trop tard. Trop de millions de téléspectateurs venaient
d'être témoins de son arrogance impardonnable. Trop d'hommes importants, tous
les chefs de Sol, étaient assis à la même table que lui et pouvaient voir l'expression
de mépris dans ses yeux et sentir l'odeur âcre, inhumaine, de sa peau.
Il n'y aurait pas d'aide pour Skontar.
Avec l'arrivée du crépuscule, des nuages s'étaient amoncelés derrière la ligne
sombre de falaises qui s'étendaient à l'est de Geyrhaym, et un petit vent glacial
soufflait dans la vallée en faisant entendre comme des chuchotements d'hiver.
Il amenait avec lui les premiers flocons de neige, qui tourbillonnaient dans
le ciel violacé que les dernières lueurs sanglantes du jour faisaient doucement
rosir. Il y aurait certainement une tempête de neige avant la nuit.
Émergeant de l'obscurité, le spationef descendit et vint s'immobiliser sur son
berceau. Derrière le petit spatioport s'étendait la ville de Geyrhaym, enveloppée
dans le crépuscule et semblant se tasser pour se protéger du froid. Dans chacune
des vieilles maisons à toit pointu on pouvait voir le flamboiement rutilant d'un
feu, mais les rues sinueuses, pavées de galets, ressemblaient à des canyons
déserts serpentant vers le sommet de la colline où se dressait, presque menaçant,
le grand château des vieux barons. Le Valtam se l'était réservé pour son propre
usage, et la petite Geyrhaym était à présent la capitale de l'Empire, car la
fière Skirnor et la majestueuse Thruvang avaient été réduites à l'état de cratères
radioactifs, et les bêtes sauvages hurlaient à la mort dans les ruines de l'ancien
palais.
Skorrogan, fils de Valthak frissonna en descendant la rampe d'accès au sortir
du sas. Skontar était une planète froide; même pour son propre peuple elle était
froide. Skorrogan ramena frileusement les pans de son épaisse cape de fourrure
autour de ses épaules.
Ils attendaient en bas de la rampe : tous les hauts dignitaires de Skontar. Sous
son masque d'impassibilité, Skorrogan était tendu à l'extrême. Ce pouvait être
la mort qui l'attendait dans ce groupe d'hommes silencieux, sinistres. En tout
cas, sûrement la disgrâce...
Le Valtam lui-même était là, sa crinière blanche ondoyant sous le vent. Ses yeux
dorés semblaient briller d'un éclat plus vif à la lumière du crépuscule, des
yeux durs et féroces, comme éclairés par ce lugubre feu intérieur couvant sous
la cendre, Son fils aîné et héritier présomptif, Thordin, se tenait à côté de
lui. Les dernières lueurs du soleil faisaient rougeoyer la pointe de sa lance,
d'où semblait couler du sang vers le ciel. Il y avait aussi les autres personnages
puissants de Skang, les comtes des provinces de Skontar et des autres planètes.
Et tous étaient là qui l'attendaient. Derrière eux, dans un alignement impeccable,
un détachement de gardes de la Maison Impériale, casques et corselets étincelant
sous le crépuscule; leur visage à chacun était dans l'ombre, mais la haine et
le mépris s'irradiaient comme un souffle vivant de la masse qu'ils formaient.
Skorrogan s'avança vers le Valtam, frappa sa lance contre terre en guise de salut
et inclina la tête exactement selon l'angle réglementaire. Il y eut alors un
long silence uniquement rempli par le gémissement du vent. La neige commençait
à être balayée de plus en plus fort à travers le spatioport.
Enfin le Valtam prit la parole sans même observer le cérémonial de bienvenue.
Pour Skorrogan ce fut comme un soufflet en plein visage :
- Vous voici donc revenu!..
- Oui, Sire.
Skorrogan s'efforçait de conserver à sa voix un ton ferme, ce qui n'était guère
aisé. Il n'avait pas peur de la mort, mais il était douloureusement difficile
de supporter le poids de l'échec.
- Comme vous le savez, je suis au regret de vous informer de l'insuccès de ma
mission.
- En effet, nous recevons des téléprogrammes ici, répondit le Valtam sur un ton
acide.
- Sire, les Soliens offrent une aide pratiquement illimitée à Cundaloa et ils
ont refusé la moindre aide à Skontar. Ni crédits, ni conseillers techniques,
rien. Et nous ne devons guère attendre de commerce digne de ce nom et encore
moins de visiteurs.
- Je sais, dit Thordin. Et c'est vous que nous avons envoyé pour obtenir leur
aide.
- J'ai essayé, Sire.
Skorrogan se forçait à prendre le ton le plus neutre possible. Il savait qu'il
était bien obligé de dire quelque chose, mais qu'ils ne comptent surtout pas
qu'il plaide désespérément sa cause !
- Mais les Soliens ont un préjugé sans fondement à notre encontre, préjugé qui
est en partie le corollaire direct de leur sympathie purement sentimentale envers
Cundaloa, et en, partie due, j'imagine, au fait que nous sommes différents d'eux
à de très nombreux points de vue.
- Ce fait ne date pas d'aujourd'hui, fit remarquer le Valtam sur un ton glacial.
En outre les Mingoniens, qui sont encore moins humains que nous, ont reçu, eux,
une aide appréciable de la part des Soliens. Ils ont obtenu le même type d'aide
que Cundaloa va obtenir aujourd'hui et dont nous-mêmes aurions pu bénéficier.
Nous qui ne désirions qu'entretenir de bonnes relations avec la plus grande puissance
de la Galaxie, nous avions même l'occasion d'avoir bien plus que cela. Je sais
de source bien informée dans quelles dispositions était la Confédération à notre
égard : ils étaient tout prêts à nous aider pour peu que nous fassions preuve
d'esprit coopératif. Nous aurions pu reconstruire, et même aller bien plus loin
que cela...
Ses paroles semblèrent un moment rester un suspension dans l'air, déformées
par le vent. Puis, lorsqu'il parla de nouveau, sa voix tremblait d'une colère
véhémente :
- Je vous ai envoyé là-bas tout spécialement en qualité d'ambassadeur personnel
pour recueillir l'aide généreusement offerte. Vous, en qui j'avais mis toute
ma confiance et que je croyais conscient de notre cruelle situation... Arrrgh
! - Il cracha par terre. - Et vous avez au contraire passé tout votre temps là-bas
à vous montrer insultant, arrogant, grossier. Vous, vers qui tous les yeux de
Sol étaient tournés, vous êtes fait l'incarnation parfaite de toute ce que les
Humains jugent le plus insupportable chez nous. Il n'est pas étonnant que notre
requête ait été repoussée ! Vous pouvez même vous estimer heureux que Sol n'ait
pas déclaré la guerre !
- Il n'est peut-être pas trop tard, intervint Thordin. Nous pouvons envoyer un
autre...
- Non.
Le Valtam releva la tête dans un geste qui reflétait la fierté farouche, innée,
de sa race et la grandeur spécifique d'une culture pour laquelle ne pas perdre
la face avait toujours été plus important que conserver la vie.
- Skorrogan a été envoyé par nous en qualité de représentant accrédité. Le désavouer
publiquement, présenter des excuses, non pour acte manifeste, sinon pour simple
mauvaise conduite, signifierait se traîner aux pieds de la Galaxie... Non ! Rien
ne mérite pareille humiliation. Nous devrons simplement nous passer de Sol.
La neige tombait plus drue à présent, et les nuages étaient en train de masquer
complètement le ciel, laissant encore scintiller quelques rares étoiles par endroits.
Et il faisait froid, de plus en plus froid.
- Mais que le prix de notre honneur est lourd ! fit Thordin, accablé. Notre peuple
meurt de faim... alors que la nourriture de Sol pourrait le sauver. Ils n'ont
que des guenilles pour se vêtir, alors que Sol auraient des vêtements à leur
envoyer. Nos usines sont détruites ou périmées, notre jeunesse grandit dans l'ignorance
de la civilisation et de la technologie galactiques : Sol nous aurait envoyé
des machines et des techniciens pour nous aider à nous relever. Sol pourrait
envoyer ses enseignants et nous deviendrions grands nous aussi... Mais c'est
trop tard, trop tard. - Dans l'obscurité, ses yeux semblaient fouiller avec
une expression à la fois incrédule et atterrée la conscience de ce Skorrogan
qui avait été son ami. - Mais pourquoi avez-vous fait cela? Pourquoi?
- J'ai fait de mon mieux, répondit Skorrogan en se raidissant. Si je n'étais
pas fait pour cette mission, vous n'auriez pas dû me choisir.
- Mais vous étiez fait pour cette mission, précisément, dit le Valtam. Vous
étiez notre meilleur diplomate. Votre habileté, votre science de la psychologie
extraskontarienne, votre personnalité, tout cela faisait de vous un négociateur
inestimable dans nos relations avec l'étranger. Et puis il a fallu que pour cette
mission capitale, où rien ne laissait pourtant prévoir... Non, plus jamais !...
- Sa voix devint presque un cri qui résonna contre le vent. - Plus jamais je
ne pourrai avoir confiance en vous ! Skontar saura que vous avez échoué.
- Sire... - La voix de Skorrogan tremblait subitement. - Sire, je viens d'entendre
prononcés par votre bouche des mots qui, venant de tout autre, aurait signifié
un duel sans merci. Si vous avez encore d'autres choses à me dire, parlez; sinon,
permettez-moi de m'en aller.
- Je ne suis pas en droit de vous dépouiller de vos titres et possessions héréditaires,
dit le Valtam. Mais il est désormais mis fin à vos fonctions au sein du gouvernement
impérial, comme il vous sera dorénavant interdit d'apparaître à la Cour ou d'exercer
le moindre mandat officiel. Je crains également qu'il ne vous reste plus beaucoup
d'amis à partir de ce jour...
- Peut-être, en effet, dit Skorrogan. J'ai agi comme j'ai agi, et même si j'étais
en mesure de fournir de plus amples explications à cet égard, cela me serait
dorénavant impossible après avoir essuyé pareilles insultes. Mais, si vous souhaitez
connaître mon opinion sur l'avenir de Skontar...
- Non, l'interrompit le Valtam. Vous avez déjà fait assez de mal comme cela.
- ... Vous devrez prendre trois facteurs en considération, poursuivit Skorrogan
comme si de rien n'était. - Il pointa sa lance en direction des quelques étoiles
encore visibles. - En premier lieu, ces soleils là-bas. Ensuite, une certaine
évolution scientifique et technologique sur notre planète - due en particulier
aux travaux de Dyrin dans le domaine de la sémantique. Enfin, regardez autour
de vous : regardez les maisons que vos pères ont bâties, regardez les vêtements
que vous portez, écoutez aussi la langue que vous parlez. Et je vous le dis :
vous viendrez me trouver dans une cinquantaine d'années pour me demander pardon
!
Il rabattit sa cape contre sa poitrine, salua le Valtam et traversa le spatioport
à longues enjambées en direction de la ville. Ils le suivirent tous du regard,
l'amertume et l'étonnement dans les yeux.
La faim sévissait dans la ville; il la sentait presque de l'autre côté des murs
sombres, cette faim d'un peuple en haillons, d'un peuple désespéré recroquevillé
devant son feu; et il se demandait s'il survivrait à l'hiver. Il commença même
à essayer d'imaginer combien mourraient, mais il n'osa pas pousser plus loin
ses pensées.
Il entendit que quelqu'un chantait et s'arrêta. C'était un barde itinérant, qui
allait de ville en ville en demandant l'aumône, et qui remontait en ce moment
la rue, sa cape en lambeaux flottant autour de lui en une vision presque irréelle.
Ses doigts maigres couraient le long de sa harpe et il chantait une vieille ballade
qui exprimait à la fois l'âpre sonorité musicale et le cri véhément et farouche
de la langue des ancêtres, la langue de Naarhaym de Skontar. Skorrogan s'amusa
pendant quelques instants à en transposer quelques strophes en terrien :
Les oiseaux fous de la guerre
Furieusement réveillent par leur vol
En chacun l'appel de la mer
Longtemps étouffé par l'hiver.
Mon amour, ils m'appellent
Et leur chant parle de fleurs
De bon augure pour le voyage.
Adieu, je vous aime !...
Mais cela ne rendait rien. Ce n'était pas seulement qu'on n'y
retrouvait pas le rythme martelé, la successions heurtée, métallique des syllabes,
d'habitude presque aboyées, de même que l'enchevêtrement luxuriant de la rime
et de l'allitération; il y avait aussi le fait que le sens se perdait à peu près
complètement en terrien. Chaque concept était vidé de sa substance. Comment
pouvaiton rendre par exemple un mot comme vorkansraavin par “ voyage ” et espérer
obtenir davantage qu'un fragment d'idée mutilé? Non, décidément, les psychologies
étaient trop différentes.
Et c'était là sans doute qu'il trouverait la réponse à donner aux hauts dignitaires.
Mais ils n'en sauraient jamais rien, ils en étaient incapables. Pendant ce temps,
il se retrouvait seul et l'hiver était déjà revenu.
Assis dans son jardin, Valka Vahino laissait le soleil baigner
son corps entièrement nu. Il ne lui était pas arrivé souvent, ces derniers jours,
d'avoir l'occasion de se livrer à aliacaui - quel était cet ancien équivalent
en terrien? Ah, oui, la “ sieste ”. Mais cette traduction n'était pas fidèle
: un Cundaloien qui se repose ne dort pas l'après-midi; il reste assis ou s'allonge
dehors, en laissant le soleil pénétrer jusque dans ses os ou au contraire une
pluie tiède tomber sur lui comme une bénédiction, pendant qu'il laisse vagabonder
son esprit. Les Soliens appelaient cela “ rêverie ”, mais ce n'en était pas exactement
: c'était plutôt... non, il n'y avait vraiment pas de terme rigoureusement équivalent.
“ Récréation psychique ” était une formule maladroite, et les Soliens ne comprendraient
jamais.
Parfois il semblait à Vahino qu'il n'avait jamais réellement pris de repos depuis
une éternité d'années. Ç'avaient été d'abord les urgentes et impitoyables nécessités
de sa charge en temps de guerre, puis cette période trépidante de voyages dans
le Système Solien, et enfin sa nomination par la Grande Maison, il y a trois
ans, en qualité officielle de chargé de relations au plus haut niveau, en partant
du principe qu'il était l'homme connaissant le mieux les Soliens dans toute la
Ligue.
Peut-être était-ce vrai, en effet: il avait passé énormément de temps chez eux
et il les aimaient bien en tant que race et en tant qu'individus. Mais... par
tous les esprits, ils avaient une manière incroyable de concevoir le travail
! Comme s'ils avaient des démons aux trousses !
Certes, il n'existait pas trente-six façons de reconstruire, de réformer les
vieilles méthodes et de saisir cette fantastique nouvelle richesse qui n'attendait
plus que d'être créée. Mais, en ce moment, il trouvait suprêmement apaisant de
se reposer dans son jardin, entouré de ces grandes fleurs dorées aux longues
tiges recourbées qui répandaient dans l'air d'été leur parfum qui vous inclinait
au sommeil, bercé par le bourdonnement de quelques insectes à miel et la naissance
d'un nouveau poème dans la tête.
Les Soliens paraissaient éprouver des difficultés à comprendre une race de poètes.
A comprendre par exemple que le plus pauvre et le plus stupide des Cundaloiens
puisse s'étendre au soleil et composer des poèmes. En fait, chaque race a ses
talents bien à elle. Qui pouvait rivaliser avec le génie technicien que possédait
les Humains?
Les vers aux sonorités limpides commençaient à faire un chant majestueux dans
sa tête. Il les pétrit, les modela de nouveau, peaufinant chaque syllabe et reformant
l'ensemble d'une façon définitive avec un sentiment de délice. Celui-ci serait
bon, très bon ! Il passerait à la postérité, il serait chanté encore dans un
siècle, et personne n'oublierait Valka Vahino. Il laisserait même un souvenir
au titre de maître-composeur de vers : Alia Amaui cauianriho, valana, valana,
vro!
- Pardonnez-moi, Monsieur, mais Mr. Lombard désire vous voir.
La voix provenait d'un rayon sonique du roboréceptionniste que Lombard lui-même
avait offert à Vahino. Le Cundaloien avait ressenti toute l'incongruité qu'il
y avait à incorporer le métal brillant de l'appareil au milieu des boiseries
sculptées et des tapisseries anciennes qui décoraient son appartement, mais il
n'avait pas voulu vexer l'auteur du cadeau. En outre, l'appareil s'avérait utile.
Lombard, chef de la Commission Solienne de Reconstruction, était l'Humain le
plus important dans le système avaikien. De plus, en ce moment, Vahino pouvait
apprécier la courtoisie d'un homme qui se déplaçait pour venir le voir au lieu
de l'envoyer simplement chercher. Seulement... pourquoi fallait-il qu'il choisisse
spécialement ce moment pour venir?
- Dites à Mr. Lombard que j'arrive dans un instant.
Vahino alla mettre un vêtement. Les Humains ne s'étaient pas encore complètement
faits à la nudité qui était chose courante chez les Cundaloiens. Puis il passa
dans le hall d'attente. Il y avait disposé quelques fauteuils destinés aux Terriens
qui n'appréciaient pas de devoir s'asseoir sur une natte tissée - autre incongruité
! A son entrée, Lombard se leva.
L'homme était petit, trapu, avec une épaisse broussaille de cheveux gris surmontant
un visage marqué de cicatrices. Il avait gravi les échelons, partant du niveau
d'ouvrier et passant par celui d'ingénieur, jusqu'au poste de Haut Commissaire,
et il portait encore sur lui les marques du combat incessant qu'il avait dû mener.
Il s'attaquait au travail avec ce qui ressemblait presque à un furieux désir
de vengeance personnelle, ce qui le rendait parfois plus dur que l'acier. Mais
le reste du temps, c'était une personne agréable qui témoignait d'une gamme étonnante
d'intérêts et de connaissances. Sans oublier naturellement qu'il avait fait
des miracles pour le Système Avaikien.
- Paix sur votre maison, frère, dit Vahino.
- Comment allez-vous? fut le salut moins cérémonieux du Solien.
Comme son hôte faisait signe à des domestiques, il s'empressa de poursuivre :
- Non, je vous en prie, épargnons-nous le cérémonial habituel de votre hospitalité.
Je l'apprécie beaucoup, mais je ne pense pas que ce soit le moment de nous installer
tranquillement devant un repas pour discuter de sujets culturels pendant trois
heures avant de nous mettre à travailler. Je souhaiterais d'ailleurs... Enfin,
vous êtes de cette planète, moi pas: aussi j'aimerais que vous donniez personnellement
des instructions autour de vous - avec le plus de tact possible naturellement
- pour que soient abandonnés ce genre de préliminaires.
- Mais... ils font partie de nos plus anciennes traditions...
- Précisément ! Ancien équivaut souvent à rétrograde, donc retardant le progrès.
Loin de moi l'intention d'être désobligeant, Mr. Vahino; je souhaiterais que
nous autres Soliens ayons des coutumes aussi agréables que les vôtres. Mais pas...
pendant les heures de travail. Vous me comprenez?
- Eh bien... oui... je suppose que vous avez raison. Cela ne convient certainement
pas à un type de civilisation industrielle moderne, chose que nous sommes en
train d'essayer de construire, naturellement.
Vahino s'installa dans un des fauteuils et offrit une cigarette à son visiteur.
Fumer était l'un des vices typique de Sol, sans doute le plus facilement transmis
et sûrement le plus facilement défendable. Vahino alluma sa cigarette avec la
béatitude du néophyte.
- C'est exactement cela, reprit Lombard. Et c'est précisément pour discuter de
cette question que je suis venu vous voir, Mr. Vahino. Je n'ai aucune doléance
particulière à formuler, mais je constate simplement l'existence d'une foule
de petits problèmes auxquels vous seuls, Cundaloiens, pouvez apporter une solution.
Nous autres Soliens ne le pourrions pas et ne souhaitons pas de toute façon nous
immiscer dans vos affaires internes. Mais il vous faut changer certaines choses,
sinon nous ne serons plus du tout en mesure de vous aider.
Vahino se doutait plus ou moins de ce qui allait suivre : cela faisait malheureusement
quelque temps déjà qu'il s'y attendait et il ne voyait pas très bien ce qu'il
pouvait y faire. Pour le moment, il se contenta de tirer une bouffée de sa cigarette
et de laisser filtrer lentement la fumée entre ses lèvres tout en prenant une
expression d'interrogation polie. Puis, se rappelant que les Soliens n'étaient
pas habitués à interpréter les nuances dans l'expression du visage comme une
forme de langage, il dit tout haut :
- Dites le fond de votre pensée, je vous en prie. Croyez bien que je n'y vois
à priori aucune intention d'offenser.
- Très bien. - Lombard se pencha en avant, croisant et décroisant sans arrêt
ses mains dans un geste de nervosité. - Il est un fait patent que toute votre
culture, toute votre psychologie ne sont pas adaptées aux nécessités de la civilisation
moderne. Cet état de choses peut changer, mais le changement devra être radical.
Vous pouvez y arriver - par des lois, par des campagnes d'information, par une
modification du système d'éducation, et cetera. Mais il faut absolument que tout
cela se fasse.
- Tenez, par exemple, prenons simplement cette coutume de la sieste. A l'heure
où je vous parle et dans cette zone de votre planète, aucune machine ne tourne
pratiquement, personne n'est au travail : tout le monde est en train de se dorer
au soleil, qui composant un poème, qui fredonnant une chanson, qui encore dormant
tout simplement. Il reste encore toute une civilisation à construire, Vahino
! Des plantations, des mines, des usines, des cités entières à l'aire tourner,
à surveiller. Vous n'y arriverez certainement pas au régime de quatre heures
de travail par jour!
- Non. Mais peut-être n'avons-nous pas l'énergie de votre race. Vous êtes une
espèce hyperactive, vous savez.
- Ce sont des choses qui s'apprennent. Le travail n'a pas nécessairement besoin
d'être éreintant. Le but recherché en mécanisant votre culture est précisément
de vous soulager de l'effort physique et de l'incertitude due à une totale dépendance
de la terre. Et une société mécanisée ne peut s'embarrasser de toutes ces vieilles
croyances, rites, coutumes, traditions qui sont les vôtres. Ce temps est révolu.
La vie est trop courte, et le style de la vôtre n'est pas adapté à cette réalité.
Vous êtes encore comme les Skontariens, qui n'en finissent plus de trimbaler
partout leurs lances ridicules alors qu'elles ont perdu toute utilité depuis
très longtemps.
- La tradition fait la vie... le sens de la vie...
- La civilisation de la machine a sa propre tradition : vous l'apprendrez. Elle
a son propre sens, et je pense que c'est celui de l'avenir. Si vous persistez
à vous accrocher désespérément à des habitudes périmées, vous ne rattraperez
jamais l'histoire. Tenez, votre système monétaire...
- Il est pratique.
- Dans son propre domaine, peut-être. Mais comment pourrez-vous commercer avec
Sol si vous continuez à gager vos crédits sur l'argent-métal alors que ceux
de Sol représentent une quantité actuarielle abstraite? Vous devrez, là encore,
adopter notre système pour les besoins de votre commerce extérieur - comme vous
pourriez du reste le faire, pendant que vous y êtes, sur le plan intérieur. Parallèlement,
vous devrez apprendre le système métrique si vous voulez utiliser nos machines
ou vous faire comprendre de nos savants. Vous devrez aussi adopter... eh bien,
tout !
“ Votre type de société même est en cause. On ne s'étonne plus que vous n'ayez
pas exploité les planètes de votre propre système quand on sait que tout le monde
chez vous insiste pour être enterré dans son lieu de naissance ! C'est un souci
honorable, certes, mais qui ne devrait pas avoir autant d'importance, et dont
vous devrez vous débarrasser si vous voulez un jour partir à la conquête des
étoiles.
“ Même votre religion... Excusez-moi, mais vous devez prendre conscience que
beaucoup de ses aspects ont été catégoriquement désapprouvés par la science moderne.
- Je suis agnostique, fit observer Vahino sans se départir de son calme. Mais
la religion de Mauiroa a une profonde signification pour beaucoup de gens.
- Si la Grande Maison nous permet d'amener quelques missionnaires, nous pourrons
les convertir, par exemple, au Néopanthéisme - religion qui, soit dit en passant,
apporte à mon avis bien plus de réconfort sur le plan individuel et contient
certainement bien plus de vérité scientifique que votre mythologie. Si votre
peuple doit continuer à avoir une foi, celle-ci ne doit pas entrer en conflit
avec des faits que l'expérience, dans le cadre d'une technologie moderne, fera
bientôt apparaître comme incontestables.
- Peut-être. Et je suppose aussi que notre système de relations familiales est
trop compliqué et rigide pour une société industrielle moderne... Oui... je me
rends compte que cela implique bien davantage qu'une simple transformation d'équipement
technique.
- Absolument. Il s'agit d'une complète transformation des mentalités. - Lombard
esquissa un geste d'apaisement. - Mais je suis sûr que vous y parviendrez. Vous
étiez d'ailleurs en train de construire des vaisseaux spatiaux et des centrales
nucléaires au moment du départ d'Allan. Je suggère simplement que vous accélériez
quelque peu le processus.
“J'allais oublier le problème de la langue... A cet égard, et sans vouloir faire
preuve de chauvinisme, j'estime que tous les Cundaloiens devraient se voir enseigner
le solien. Il serait étonnant qu'ils n'aient pas à s'en servir à un moment ou
à un autre de leur vie, sans parler de vos savants et de vos techniciens qui
auront à l'utiliser sur le plan professionnel. Les langues de Laui et de Muara,
ainsi que toutes les autres, sont très belles, mais elles ne sont pas appropriées
à des concepts scientifiques. Il suffit de regarder ne serait-ce que l'agglutination
des mots... Franchement, vos ouvrages de philosophie me font parfois l'effet
de... ne m'en veuillez pas de vous dire ça, mais d'un véritable baragouin. Beau
peut-être, mais totalement vide de sens. Votre langue manque vraiment trop de...
précision.
- Araclès et Vranamaui ont pourtant été considérés de tout temps comme des modèles
de pensée limpide, souligna Vahino d'un air navré. Et je dois avouer de mon côté
que je ne saisis pas toujours clairement la pensée de vos Kant, Russell ou même
Korzybski... Mais je suppose que cela vient de ce que mon esprit n'est pas familiarisé
avec certains modes de pensée. Au demeurant, vous avez certainement raison, et
la jeune génération se retrouvera probablement en plein accord avec vous. J'en
parlerai à la Grande Maison et obtiendrai peut-être que quelque chose soit entrepris
dès maintenant. Mais, quoi qu'il en soit, vous n'aurez pas à attendre beaucoup
d'années : tous nos jeunes n'ont de cesse aujourd'hui qu'ils ne soient devenus
ce que vous souhaitez. Ce sont eux la voie de notre réussite.
- En effet. - Lombard prit un instant un air songeur. - Parfois je me prends
à souhaiter que la réussite ne s'obtienne pas toujours à un tel prix. - Se ressaisissant
: - Mais il vous suffit de regarder l'exemple de Skontar pour vous rendre compte
combien des sacrifices sont souvent nécessaires.
- Pourtant... ils ont fait des miracles au cours de ces trois dernières années.
Ils se sont relevés de la grande famine, ils ont reconstruit par leurs propres
moyens; ils ont même envoyé des explorateurs prospecter d'éventuelles colonies
parmi les étoiles. Vahino esquissa un sourire amer. - Je n'aime pas nos anciens
ennemis, mais je ne peux faire autrement que de les admirer.
- Ils ont du courage, reconnut Lombard. Mais que vaut le courage seul? Ils sont
toujours en train de se débattre dans un fouillis de structures et d'habitudes
périmées. Déjà la production globale de Cundaloa est trois fois supérieure à
la leur. Leur œuvre de colonisation n'est tout au plus qu'une initiative mineure
due à quelques centaines d'individus, c'est tout. Certes, Skontar peut subsister,
mais elle sera toujours une puissance de dixième ordre. Sous peu même, elle deviendra
un état satellite de Cundaloa.
“ Et ce n'est pas qu'ils manquent de ressources, naturelles ou autres, mais,
ayant envoyé promener notre offre d'aide comme ils l'ont fait, ils se sont mis
tout seuls à l'écart du grand courant de la civilisation galactique. Pire même,
ils sont en train d'essayer d'élaborer des principes et des méthodes scientifiques
comme nous en connaissions déjà il y a cent ans, et ils s'éloignent tellement
de la vérité que j'en rirais si ce n'était pas si pathétique. Leur langue non
plus, comme la vôtre, n'est absolument pas adaptée à la pensée scientifique et
ils continuent à traîner derrière eux des chaînes de traditions complètement
rouillées.
J'ai par exemple vu quelques-uns des vaisseaux spatiaux qu'ils ont conçus eux-mêmes
au lieu de copier les modèles soliens : ils sont ridicules d'aberration technologique
! Ils en arrivent à passer par une cinquantaine de modes d'approche différents
pour essayer désespérément de trouver le seul valable, comme nous y sommes nous-mêmes
parvenus il y a déjà très longtemps. Des sphères, des ovales, des cubes... J'ai
même entendu dire que quelqu'un pensait pouvoir construire! un vaisseau tétraédrique
!
- Peut-être est-ce possible, fit Vahino d'un air songeur. La géométrie riemannienne
sur laquelle est fondée la balistique interstellaire pourrait permettre...
- Mais non ! La Terre a déjà expérimenté cette méthode et en est arrivée à la
conclusion qu'elle ne pouvait pas marcher. Seul un cerveau dérangé - et, en s'isolant
ainsi, les savants skontariens sont en train de devenir une race de cerveaux
dérangés - peut continuer à croire qu'elle est applicable. Nous autres Humains
avons eu de la chance, c'est tout. Nous avions nous aussi un long passé historique
derrière nous avant que notre culture s'éveille à une mentalité appropriée à
une civilisation scientifique. Au début, notre technologie en était au point
mort. Par la suite nous avons atteint les étoiles. D'autres races peuvent y parvenir
elles aussi, mais elles devront d'abord adopter le type de civilisation adéquat,
la mentalité adéquate; et, sans notre aide, Skontar, comme n'importe quelle autre
planète, n'a aucune chance de faire évoluer cette mentalité pour les nombreux
siècles à venir. Ce qui me fait penser, d'ailleurs...
Lombard fouilla dans sa poche :
- J'ai ici un journal édité par l'une des sociétés savantes de Skontar. Vous
constaterez en passant qu'un certain courant d'informations continue à circuler
entre nos planètes; il n'y a pas d'embargo officiel d'un côté ni de l'autre.
Disons simplement que Sol a renoncé à Skang dans la mesure où celui-ci représente
une mauvaise affaire. Quoi qu'il en soit... _ Il finit par trouver son journal.
- ... un de leurs philosophes, Dyrin, est en train d'effectuer un certain travail
en matière de sémantique générale, travail qui a l'air de susciter pas mal d'enthousiasme
chez eux. Vous lisez le skontarien, n'est-ce pas?
- Oui. J'étais au service des renseignements de l'armée pendant la guerre. Permettez?..
Vahino parcourut le journal jusqu'à ce qu'il trouve l'article et commença à traduire
tout haut :
- “ Les précédents ouvrages de l'auteur montraient que le principe de non-élémentalisme
n'est nullement une proposition universelle en soi mais doit faire l'objet au
contraire de certaines réserves d'ordre psycho-mathématique qui s'élèvent dès
que l'on prend en compte le champ de broganar... “ Broganar : c'est un mot que
je ne comprends pas. ” ... lequel se combine avec des nucléons d'onde électroniques
pour... ”
- Mais que veut dire tout ce charabia ? explosa Lombard.
- Je ne sais pas, dit Vahino d'un air désolé. La mentalité skontarienne m'est
aussi étrangère à moi qu'à vous.
- Ce n'est que du charabia ! répéta Lombard. Assaisonné de ce fichu dogmatisme
si cher aux Skontariens. - Il jeta le journal dans le petit brasero en bronze,
où le feu commença instantanément son travail de destruction. - N'importe qui
ayant un minimum de connaissances en sémantique générale, ou ne serait-ce qu'un
atome de bon sens, se rendrait compte que ce sont des inepties flagrantes.
Pour finir, il esquissa un petit sourire navré en secouant la tête :
- Une race de cerveaux dérangés!...
- Je serais heureux que vous puissiez me consacrer quelques heures demain, dit
Skorrogan.
Thordin XI, Valtam de l'Empire de Skontar agita doucement sa tête ornée seulement
d'une crinière très mince :
- Ma foi... je pense que c'est tout à fait possible. Encore que la semaine prochaine
m'eut convenu davantage.
- Permettez-moi d'insister pour demain.
La nuance implorante dans cette requête n'avait pas échappé à Thordin :
- Soit. Mais que va-t-il donc se passer demain ?
- J'aimerais vous emmener faire un petit tour sur Cundaloa.
- Cundaloa? Mais... pourquoi Cundaloa? Et pourquoi spécialement demain ?
- Je vous le dirai à ce moment-là.
Skorrogan inclina la tête, cette tête dont la crinière était toujours aussi épaisse
bien que complètement blanche à présent, et il coupa le télécran de son côté.
Thordin sourit d'un air quelque peu intrigué. Skorrogan était un curieux personnage
à pas mal de titres, mais... malgré tout la vieillesse rassemble : il y avait
une nouvelle génération, et encore une autre derrière, qui se pressaient sur
leurs talons.
Sans doute une trentaine d'années d'existence en quasi-ostracisme avaient-elles
changé l'ancien Skorrogan optimiste et sûr de lui. Mais du moins ne l'avaient-elles
pas aigri. Quand la lente mais sûre réussite de Skontar était devenue si évidente
que son propre échec pouvait être oublié, le cercle de ses amis s'était de nouveau
resserré autour de lui. Il vivait encore seul la plus grande partie du temps,
mais il n'était désormais plus indésirable partout où il allait. Thordin, en
particulier, s'était rendu compte que leur ancienne amitié pouvait revivre comme
avant, et il leur arrivait souvent de se rendre visite, le Valtam à la Citadelle
de Kraakahaym, Skorrogan au Palais. Thordin avait même de nouveau offert au
vieux noble un poste au sein du Haut Conseil, mais l'autre avait refusé, et dix
autres années - n'était-ce pas même vingt? - s'étaient ainsi écoulées sans que
Skorrogan fut investi d'autre mandat que ses fonctions héréditaires de duc.
Jusqu'à ce jour où, pour la première fois, quelque chose qui ressemblait à une
faveur venait d'être demandée par lui... Oui, Thordin irait demain. Au diable
le travail pour une fois ! Les monarques méritent bien des vacances eux aussi.
Thordin se leva de son fauteuil et s'approcha en boitant de la grande fenêtre.
Le nouveau traitement à base de glandes endocrines contre les rhumatismes faisait
des merveilles, mais ses effets n'étaient pas encore complets. Il frissonna légèrement
en contemplant dans la vallée la neige chassée par le vent. L'hiver était de
retour.
Les géologues disaient que Skontar était en train d'entrer dans une nouvelle
ère glaciaire. Mais on n'en arriverait jamais à un stade avancé : dans une dizaine
d'années les ingénieurs météorologiques auraient perfectionné leurs techniques,
et les glaciers seraient tous repoussés vers le nord. Mais, en attendant, il
faisait froid dehors; tout était recouvert par la neige et un vent glacial mugissait
entre les tours du Palais.
Ce devait être l'été en ce moment, dans l'hémisphère sud; les champs devaient
être verts, et dans le ciel bleu et chaud devait monter l'a fumée qui sortait
des petites maisons individuelles. Qui avait dirigé cette mission scientifique
déjà? Ah oui: le fils d'Aesgayr Haasting. Son travail dans le domaine de l'agronomie
et de la génétique avait permis à une population de petits propriétaires indépendants
de produire de la nourriture en quantité suffisante pour la nouvelle civilisation
scientifique. La notion de citoyen libre, colonne vertébrale de Skontar tout
au long de son histoire, ne s'était pas éteinte.
D'autres choses avaient changé, bien sûr. Thordin ne put s'empêcher de sourire
en revoyant à quel point le Valtamat avait changé au cours des cinquante dernières
années. C'était l'œuvre de Dyrin en matière de sémantique générale qui, en servant
de base à toutes les sciences, avait conduit aux nouvelles techniques psychosymbologiques
de gouvernement. Skontar n'avait plus d'empire que le nom aujourd'hui. Elle avait
mis en application avec succès le paradoxe d'un état libertaire doté d'un gouvernement
non électif et efficace. Il n'y avait lieu que de s'en féliciter naturellement,
car c'était là ce vers quoi Skontar évoluait lentement et douloureusement depuis
le début de, son histoire. Et puis la nouvelle science était venue accélérer
le processus et permettre de ramener des siècles d'évolution à deux courtes
générations. Mais pendant que la physique et la biologie se transformaient de
façon stupéfiante, il était étonnant de constater que les arts, la musique, la
littérature, tout cela n'avait pratiquement pas changé, que l'artisanat se maintenait,
que l'on parlait toujours l'ancien haut-naarhaym.
Tel avait été le cours des choses. Thordin retourna à son bureau. Il y avait
encore pas mal de questions à examiner; comme par exemple celle de la colonie
sur la Planète d'Aesric. Mais qui penserait pouvoir gérer plusieurs centaines
de colonies interstellaires prospères sans rencontrer quelques difficultés? L'empire
était en sécurité. Et il se développait.
Comme ils étaient loin aujourd'hui de ce fameux jour de désespoir, il y a cinquante
ans, et de la famine, de la peste et de la désolation qui avaient suivi ! Oui,
très loin ! Thordin n'était même pas sûr de mesurer exactement tout le chemin
parcouru.
Il prit le microlecteur et parcourut les pages du document étalé sur son bureau.
Il ne maîtrisait pas les nouvelles techniques comme la jeune génération, qui
était formée à ces techniques pratiquement depuis la naissance, mais ce qu'il
en savait était suffisant pour lui permettre d'assimiler rapidement les données,
de les intégrer à un ensemble dans son subconscient et de produire presque instantanément
une série de calculs de probabilités. Il se demandait même comment il avait
pu survivre autrefois en raisonnant à partir d'une base purement consciente.
Thordin émergea de la rampe juste à l'extérieur de la Citadelle de Kraakahaym.
Skorrogan avait fixé le lieu de rencontre à cet endroit, plutôt qu'à l'intérieur,
parce qu'il aimait le panorama qu'on y avait sous les yeux. Le Valtam devait
admettre qu'il était majestueux, même un peu vertigineux : il consistait en une
perspective tourmentée de rochers gris à pic, d'aspect lugubre, et de nuages
éclatés par le vent, le tout se prolongeant sur une centaine de mètres jusqu'à
la vallée verte tout au fond. Au-dessus de Thordin se dressaient les immenses
remparts à créneaux, avec le kraakar aux ailes noires qui avait donné son nom
à l'endroit, planant et croassant dans le ciel. Le vent grondait autour du Valtam,
poussant devant lui une neige très blanche et très dure.
Les gardes levèrent leur lance en guise de salut. Ils n'avaient pas d'autre arme,
et les fulgureurs aux murs du château étaient en train de rouiller irrémédiablement.
Il n'y avait pas besoin d'armes au cœur! d'un empire qui venait seulement après
les dominions de Sol. Skorrogan attendait dans la grande cour. Cinquante années
avaient à peine voûté son dos ou ôté sa férocité à l'éclat doré de ses yeux.
Pourtant il semblait à Thordin que son visage exprimait aujourd'hui une sorte
d'impatience, de passion couvant sous la cendre. Comme quelqu'un qui attendrait
d'arriver au bout d'un ! voyage.
Skorrogan lui adressa les paroles rituelles de bienvenue et l'invita à entrer.
- Non, non, merci, dit Thordin. J'ai vraiment beaucoup de travail. J'aimerais
que nous partions tout de suite si c'est possible.
Visiblement le duc non plus n'était pas mécontent de ne pas perdre de temps.
Sans attendre davantage, il le conduisit à son vaisseau stationné derrière la
citadelle. C'était un petit robonef luisant qui possédait la forme, devenue courante
dans la flotte spatiale skontarienne, d'un tétraèdre. Ils montèrent et s'installèrent
dans leurs sièges, au centre de l'appareil, d'où ils avaient la meilleure vue.
- A présent, fit Thordin, peut-être allez-vous me dire pourquoi vous tenez à
aller à Cundaloa aujourd'hui?
Skorrogan lui lança un regard dans lequel on pouvait| sentir une ancienne douleur
se raviver.
- Aujourd'hui, dit-il lentement, cela fera très exactement cinquante ans jour
pour jour que je suis revenu de Sol.
- Oui? Eh bien?...
Thordin était intrigué mais se sentait aussi quelque peu mal à l'aise. Cela ne
ressemblait pas au vieux noble taciturne de remuer ainsi les cendres.
- Vous ne vous souvenez probablement pas, reprit Skorrogan, mais si vous faites
un effort pour l'extirper de votre subconscient, vous reverrez ce jour où j'ai
dit aux dignitaires qu'ils pourraient venir me trouver dans cinquante ans pour
me demander pardon.
- Vous tenez à vous justifier, si je comprends bien.
Thordin n'éprouvait aucune surprise : c'était typiquement dans la psychologie
skontarienne. Mais il n'en continuait pas moins à se demander de quoi il pouvait
bien être question de s'excuser.
- Oui, répondit Skorrogan. A ce moment-là, je ne pouvais pas m'expliquer : personne
ne m'aurait écouté, et même moi, je n'étais pas absolument sûr que j'avais agi
comme il le fallait. - Il sourit tandis que ses mains fines se posaient sur les
commandes. - A présent je le suis. Le temps est venu justifier mon acte. Et je
veux racheter tout l'honneur que j'ai perdu ce jour-là en vous montrant aujourd'hui
que je n'avais pas vraiment échoué. Au contraire, j'ai pleinement réussi. Voyez-vous,
c'est exprès que j'avais éconduit les Soliens.
Il appuya sur le bouton de propulsion principal et le vaisseau traversa une demi-année-lumière
d'espace. Le grand bouclier bleu de Cundaloa roulait majestueusement devant
leurs yeux, irradiant une douce lumière sur un fond de millions d'étoiles scintillantes.
Thordin ne disait rien. Il laissait simplement la déclaration qu'il venait d'entendre
s'insinuer dans tous les compartiments de son esprit. Sa première réaction émotionnelle
était la constatation à peine surprise que, subconsciemment, il s'attendait à
quelque chose de ce genre. Il n'avait jamais réellement cru, au plus profond
de lui-même, que Skorrogan ait été un incapable. Pas plus qu'un traître, non,
mais... Disons qu'il était permis toutefois de se demander à quoi il voulait
en venir.
- Vous n'avez pas souvent été à Cundaloa depuis la guerre, n'est-ce pas? demanda
Skorrogan.
- Non, en effet : seulement trois fois, et dans le cadre de visites de travail
extrêmement brèves. C'est un système prospère. L'aide solienne les a remis complètement
sur pied.
- Prospère... certes, ils le sont...
Pendant un instant, un sourire retroussa le coin des lèvres de Skorrogan, mais
c'était un petit sourire triste, comme s'il essayait de pleurer sans y parvenir.
Il reprit :
- Nous avons affaire à un petit système très actif qui a réussi, avec ses trois
colonies parmi les étoiles.
D'un geste brusque chargé de colère, il pressa les commandes d'atterrissage et
le robonef vint se poser doucement dans un coin du grand spatioport de Cundaloaville.
Aussitôt les robots du berceau se mirent au travail, procédant aux vérifications
d'usage après avoir étalé un champ de force autour de l'appareil.
- Et... maintenant? interrogea Thordin.
Il se sentit brusquement saisi d'une violente appréhension : il savait déjà vaguement
qu'il n'aimerait pas ce qu'il allait voir.
- Nous allons simplement nous promener un peu à travers la capitale, répondit
Skorrogan. Avec peut-être quelques petites incursions dans certains coins un
peu plus retirés de la planète. Je tenais à ce que nous venions ici discrètement,
incognito, parce quel c'est la seule manière de voir le monde réel, l'existence
de tous les jours des êtres vivants qui l'habitent : c'est tellement plus important
et fidèle que n'importe quelles statistiques ou tableaux économiques. Je veux
vous montrer ce dont j'ai sauvé Skontar. - Il esquissa un sourire dans lequel
perçait une pointe de satisfaction. - J'ai donné ma vie pour ma planète, Thordin.
Cinquante ans de cette vie en tout cas; cinquante années de solitude et de disgrâce.
Ils traversèrent au milieu d'un bruit assourdissant l'immense étendue d'acier
et de béton qui les séparait des portes de la ville. Là, ils furent aussitôt
dans l'énorme flux de gens qui entraient et sortaient, un flux incessant, témoignage
de la formidable énergie sans cesse en mouvement de la civilisation solienne.
Une partie non négligeable de cette population grouillante présentait une apparence
humaine et venait à Avaiki pour son travail ou pour ses loisirs; il y avait aussi
quelques représentants d'autres races. Mais la grande masse était naturellement
constituée par les Cundaloiens d'origine. On avait d'ailleurs parfois quelque
difficulté à les distinguer des Humains. Après tout, les deux espèces se ressemblaient,
et comme, de plus, les Cundaloiens portaient tous des vêtements soliens...
Tout étourdi par le brouhaha de voix, Thordin secouait la tête avec une expression
d'ébahissement dans le regard. Il dut presque crier pour parler à Skorrogan :
- Je n'arrive pas à comprendre ce qu'ils disent. Je connais pourtant le cundaloien,
les deux langues Laui et Muara, mais...
- Il n'y a rien d'étonnant à cela, lui dit Skorrogan. La plupart parlent solien.
Les langues natales sont en train de disparaître rapidement.
Un Solien grassouillet en vêtement de sport criard était en train d'interpeller
un commerçant qui, impassible, se tenait sur le seuil de sa boutique :
- Hé, toi ! Toi donner à moi souvenir, là, vite vite !...
- Du solien petit nègre, fit Skorrogan avec une grimace. Lui aussi est en voie
de disparition, étant donné que les tous jeunes Cundaloiens apprennent entièrement
la manière correcte de parler. Mais les touristes, eux, n'apprendront jamais.
Il lança un regard menaçant à l'adresse du touriste solien et, l'espace d'un
instant, il fit le geste de porter la main à son fulgureur.
Mais non... les temps ont changé. On ne supprime pas quelqu'un parce qu'il s'est
simplement trouvé vous déplaire personnellement. Même pas sur Skontar. Cela ne
se fait plus.
Le touriste se retourna et faillit lui rentrer dedans.
- Oh ! je suis vraiment désolé ! fit-il aussi poliment qu'il le put. J'aurais
dû faire attention où je marchais.
- Cela n'avoir pas d'importance, dit Skorrogan en haussant les épaules.
Alors le Solien se mit à lui parler dans un haut-naarhaym laborieux encore alourdi
par un fort accent :
- Permettez-moi cependant de vous présenter toutes mes excuses. Puis-je vous
offrir un verre?
- Pas d'importance, répéta Skorrogan, agacé.
- Quelle planète! Aussi arriérée que... que Pluton ! D'ici, je me rends à Skontar
ensuite : j'espère y décrocher un contrat, car au moins vous savez vous y prendre
en affaires, vous autres Skontariens !
Skorrogan le gratifia d'un regard de profond mépris et tourna les talons, tirant
littéralement Thordin par le bras pour l'entraîner à sa suite. Lorsqu'ils eurent
parcouru une centaine de mètres, le Valtam s'enquit :
- Mais que vous est-il arrivé? Il faisait tous ses efforts pour être courtois
envers nous. Est-ce parce que vous ne pouvez pas vous empêcher de détester les
Humains?
- Je les aime bien dans l'ensemble, mais par leurs touristes. Louons le Destin
que nous n'ayons pas beaucoup de représentants de cette engeance sur Skontar.
Je n'ai rien à redire à propos de leurs ingénieurs, hommes d'affaires et étudiants;
je me réjouis même que nos relations avec Sol soient suffisamment étroites pour
que nous puissions recevoir en grand nombre les membres de ces catégories. Mais
que le Destin nous préserve éternellement des touristes !
- Pourquoi?
Skorrogan désigna d'un geste rageur une affiche illuminée par le néon :
- Voilà pourquoi !
Et il traduisit du solien :
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DE L'ANCIENNE CUNDALOA !
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PRIX D'ENTRÉE MODÉRÉ
- La religion de Mauiroa représentait quelque chose autrefois, expliqua-t-il.
Elle reposait sur une noble foi, même si elle comportait certains aspects peu
scientifiques. Ces aspects auraient pu être changés.... mais il est trop tard
maintenant. La plupart des Cundaloiens sont ou bien néopanthéistes, ou bien agnostiques,
et ils célèbrent les anciens rites pour de l'argent. Comme un spectacle !
“ Cundaloa n'a pas perdu ses vieilles maisons, son folklore, sa musique, tout
ce que sa culture compte de pittoresque : mais elle est devenue consciente, précisément,
que c'est pittoresque, ce qui est pire.
- Je ne vois pas très bien ce qui vous rend si furieux, dit Thordin. Les temps
ont changé. Il en est de même sur Skontar.
- Pas de cette façon. Regardez autour de vous ! Vous n'avez jamais été dans le
Système Solien, mais vous en avez certainement vu des photos. Vous devez alors
vous rendre compte que ceci est une cité solienne typique - un peu arriérée peut-être,
mais typique. Vous ne trouverez aucune cité dans le Système Avaikien qui ne soit
essentiellement... humaine.
“ Vous ne trouvez plus ici d'art original, de littérature, de musique originales
: seulement des imitations bon marché de produits soliens, ou alors carrément
l'expression archaïque de traditions parfaitement dépassées, une contrefaçon
romantique du passé. Vous ne trouvez plus de science qui ne soit essentiellement
solienne, de machines qui soient fondamentalement différentes de celles des Soliens
: vous verrez peu de maisons qui se distinguent réellement des constructions
humaines. L'ancienne société est morte; il n'en reste aujourd'hui que quelques
infimes fragments. La cellule familiale, base même de toute culture propre, a
disparu, et les liens consécutifs au mariage sont aussi distendus que sur la
Terre elle-même. L'amour de la terre natale n'existe plus. Il ne reste pratiquement
plus de fermes tribales : les jeunes affluent, tous dans les villes pour gagner
toujours plus d'argent. Ils mangent les produits fabriqués par des usines alimentaires
de type solien, et l'on ne fait plus de cuisine originale que dans quelques
restaurants très chers. “ Il n'existe plus de poterie artisanale, de vêtements
tissés à la main. Tout le monde ne porte plus aujourd'hui que ce qui sort d'une
usine. Il n'y a plus de bardes pour chanter les vieux lais d'autrefois et en
composer de nouveaux. On ne regarde plus que le télécran maintenant. Il n'y a
plus de philosophes de l'école aracléienne ou vranamauienne, mais désormais seulement
quelques mauvais ouvrages opposant Aristote à Korzybski ou traitant de la théorie
du savoir de Russell...
La phrase de Skorrogan resta en suspension, inachevée. Au bout d'un moment de
silence, Thordin reprit la parole d'une voix douce :
- Je vois ce que vous voulez dire : Cundaloa s'est aliénée au modèle solien,
c'est cela?
- Exactement. Et cela était inévitable à partir du moment où ils acceptaient
l'aide de Sol. Ils étaient obligés d'adopter la science solienne, l'économie
solienne, et finalement toute la culture solienne. Parce que c'était le seul
modèle qui paraissait concevable aux Humains qui prenaient la direction de la
reconstruction. Et, comme cette culture semblait avoir fait ses preuves, Cundaloa
l'a adoptée. A présent il est trop tard pour espérer pouvoir revenir en arrière.
De toute façon, personne ne veut plus retourner en arrière.
"Ce phénomène s'est déjà produit, vous savez. J'ai étudié l'histoire de
Sol. Bien avant que la race humaine ait atteint les autres planètes de son système,
il existait de nombreuses cultures, souvent radicalement différentes les unes
des autres. Mais en fin de compte, une seule, celle de ce qui s'appelait la Société
Occidentale, est parvenue à acquérir une supériorité technologique tellement
écrasante que... eh bien, qu'aucune autre n'a pu coexister avec elle. Pour être
concurrentielles, elles ont dû adopter les techniques de l'Occident. Et quand
l'Occident les a aidées à rattraper leur retard, il les a évidemment aidées
selon le modèle occidental. C'est ainsi qu'avec les meilleures intentions du
monde l'Occident a fait disparaître tous les autres modes de civilisation.
- Et c'est de cela que vous vouliez nous sauver? interrogea Thordin. Je comprends
votre point de vue en un sens. Pourtant je me demande si la valeur sentimentale
attachée à de vieilles institutions compensait des millions de vies perdues,
une décade de sacrifices et de souffrances.
- C'était bien plus que du sentiment! fit Skorrogan avec véhémence. Ne voyez-vous
donc pas? L'avenir est dans la science, c'est vrai. Pour parvenir à un résultat,
nous devions en passer par la science. Mais la science solienne était-elle la
seule possible? Fallait-il que nous devenions des Humains de second ordre pour
survivre?... Ou pouvions-nous choisir résolument une voie inédite, où nous n'aurions
pas à porter le fardeau écrasant que représentait l'influence d'un type de civilisation
hautement développé mais essentiellement autre. J'ai pensé que nous pouvions.
J'ai pensé que nous devions.
“ Voyez-vous, aucune race non humaine ne pourra jamais devenir vraiment une race
humaine digne de ce nom. Les psychologies, les métabolismes, les instincts, les
types de pensée, tout est trop différent. Une race peut parvenir à saisir les
caractéristiques d'une mentalité qui n'est pas la sienne, mais jamais complètement.
Voyez déjà les difficultés que l'on éprouve à transposer d'une langue à l'autre.
Et toute pensée est un langage, et le langage reflète les types fondamentaux
de pensée. Même si elles sont les plus précises, les plus rigoureuses, les plus
hautement élaborées que l'on puisse imaginer, la philosophie et la science d'une
espèce donnée ne seront jamais totalement compréhensibles pour une autre espèce.
Parce que, à partir d'une même réalité de base, chacune tirera des abstractions
sensiblement différentes.
“ Je voulais nous empêcher de devenir les esclaves spirituels de Sol. Skang était
en retard : elle devait changer ses habitudes. Mais pourquoi le faire en adoptant
un modèle totalement étranger? Pourquoi ne pas suivre plutôt une voie naturelle
pour nous, notre voie?
Skorrogan haussa les épaules avant de conclure :
- C'est ce que j'ai fait. C'était un formidable pari, mais il a réussi. Nous
avons sauvé notre culture; elle reste la nôtre. Poussés par la nécessité à devenir
une civilisation scientifique, nous avons évolué selon nos propres méthodes.
“ Vous connaissez le résultat. La sémantique de Dyrin a pris son essor, alors
que les savants soliens la vouaient à l'échec dès le début. Nous avons mis au
point le vaisseau tétraédrique, que tous les ingénieurs humains jugeaient inconcevable,
et nous traversons aujourd'hui la Galaxie pendant qu'une flotte spatiale ancienne
fait le trajet de Sol a Alpha du Centaure. Nous avons perfectionné l'utilisation
de l'espace, la psychosymbologie propre à notre race - et qui n'est valable pour
aucune autre - le nouveau système agronomique qui sauvegarde l'existence du
propriétaire individuel, institution qui est le fondement de notre culture. Bref,
tout! En cinquante ans, Cundaloa a été révolutionnée, mais Skontar s'est révolutionnée:
il existe entre les deux un univers de différence.
“Et nous avons par-là même sauvé les valeurs immatérielles qui nous sont propres
: l'art, l'artisanat, les coutumes originales de notre peuple, la musique, la
langue, la littérature, la religion. L'ampleur de notre réussite ne nous a pas
seulement emmenés jusqu'aux étoiles, faisait de nous l'une des grandes puissances
de la Galaxie, elle est en train de provoquer une renaissance du culte de ces
valeurs intangibles comme en ont connu peu d'Ages d'Or dans l'histoire de la
civilisation. Et ce, uniquement parce que nous sommes restés nous-mêmes.
Il se tut, et Thordin ne trouva rien à dire pendant un moment. Ils étaient arrivés
dans une petite rue plus tranquille située dans un vieux quartier où la plupart
des maisons remontaient à une époque antérieure à la venue des Soliens, et où
l'on pouvait encore voir porter le vieux costume original cundaloien. Un groupe
de touristes humains en visite dans ce secteur de curiosités était agglutiné
autour d'un étalage de poterie en plein air.
- Eh bien, qu'en pensez-vous? interrogea Skorrogan au bout d'un moment. N'êtes-vous
pas convaincu?
Thordin se caressa le menton dans un geste embarrassé :
- Je ne sais pas. Tout ceci est si nouveau, si brusque pour moi. Peut-être avez-vous
raison, peut-être pas. Il faut que je réfléchisse un peu.
- J'ai eu cinquante ans pour y réfléchir moi-même fit Skorrogan sur un ton glacial.
Je suppose que vous avez droit à quelques minutes.
Ils s'approchèrent de l'étalage. Un vieux Cundaloien était assis derrière, au
milieu d'un bric-à-brac d'articles divers, de vases, bols, coupes aux couleurs
brillantes. De l'artisanat du pays. Une touriste était en train de marchander
un article.
- Regardez, dit Skorrogan à Thordin. Avez-vous déjà vu de l'artisanat cundaloien?
Ceci n'est qu'une production bon marché fabriquée en milliers d'exemplaires pour
les touristes. Tout, dans la conception comme dans la façon, sent la mauvaise
qualité. Pourtant, chaque dessin, chaque ligne avait une signification autrefois.
Leur regard tomba sur un vase posé à côté du vieil artisan, et même le Valtam,
pourtant peu sujet aux manifestations extérieures d'émotion, ne put s'empêcher
de laisser échapper un “oh!” d'admiration. Quelle lumière dans ce vase! On aurait
pu croire qu'il vivait. Quelqu'un avait mis toute sa passion, tout son amour
dans la perfection dépouillée, lumineuse, du dessin et la grâce des longues courbes
lisses. Peut-être l'auteur avait-il pensé : “ Ce vase continuera à vivre même
après ma mort. ”
Skorrogan ne put retenir lui non plus une exclamation d'appréciation :
_ Voilà un vase ancien authentique. Il doit bien avoir un siècle. Une véritable
pièce de musée! Comment peut-il se trouver ici?
Les touristes humains s'écartèrent légèrement pour laisser s'approcher les deux
géants skontariens, et, au fond de lui-même, Skorrogan éprouva une satisfaction
amusée en voyant l'expression qui se peignait sur leur visage : Ils nous respectent
et ont peur de nous. Sol ne hait plus Skontar : il l'admire. Il envoie sa jeunesse
apprendre notre science et notre langue. Mais qui attache encore de l'importance
à Cundaloa?
La touriste suivit la direction de leur regard et, découvrant à son tour le
splendide vase, elle se tourna vers le marchand :
- Combien celui-ci?
- Pas vendre, répondit le Cundaloien. Sa voix n'était presque qu'un murmure,
et il serra un peu plus sur sa poitrine sa cape toute râpée.
- Toi vendre, insista-t-elle avec un sourire étincelant qui sentait l'artificiel
à plein nez. Moi te donner beaucoup d'argent. Te donner dix crédits.
- Pas vendre.
- Je te donne cent crédits. Vends !
- Celui-ci à moi. Famille l'avoir depuis longtemps, longtemps. Pas vendre.
- Cinq cents crédits ! cria-t-elle presque en lui agitant l'argent devant le
nez.
Il serra le vase contre sa poitrine décharnée en levant vers elle des yeux sombres
où les larmes commençaient à affluer :
- Pas vendre. T'en aller! Pas vendre amaui!..
Thordin saisit Skorrogan par le bras et l'entraîna en murmurant :
- Allons-nous-en. Partons. Rentrons à Skontar.
- Déjà?
- Oui, oui. Vous aviez raison, Skorrogan. Vous aviez raison, et je vais faire
des excuses publiques. Vous êtes le plus grand sauveur de notre histoire. Mais
de grâce, rentrons !
Ils remontèrent rapidement la rue. Thordin essayait de toutes ses forces d'oublier
le regard du vieux Cundaloien. Mais il se demandait s'il y parviendrait jamais.